Ouverture

L’économie sociale et solidaire est assurément en phase avec les attentes du monde politique, soucieux de retrouver de la légitimité en affirmant sa capacité d’agir dans le champ économique et social. Le projet d’une économie portée par la société civile, ancrée dans les territoires, est de nature à séduire les responsables politiques, et pas seulement à gauche. Néanmoins, les principaux partis de gouvernement lui assignent une fonction avant tout sociale et défensive.

L’essor de l’économie sociale et solidaire répond aussi à la demande sociale. Un nombre significatif de jeunes, dans les générations présentes, aspirent à voir le résultat de ce qu’ils font, à être autonomes, à prendre des initiatives – autant de qualités attendues d’un entrepreneur –, mais veulent aussi un travail qui a un sens, qui sert l’intérêt général, et qui leur permettent de gagner correctement leur vie sans nécessairement être plus riches que le voisin…

Le projet d’une économie soutenable et démocratique est en cohérence avec les valeurs portées par l’ESS 

La conversion de notre économie vers un modèle plus démocratique et soutenable, conversion à la fois nécessaire et souhaitable, devrait ainsi se révéler favorable au développement d’organisations qui se reconnaissent dans l’ESS, et inversement.

Une société soucieuse de réduire ses consommations matérielles et de privilégier le bien-être de ses membres donnerait ainsi plus de place aux services aux personnes, aux dynamiques territoriales de proximité, aux circuits courts, aux énergies renouvelables, au recyclage généralisé. Elle privilégierait la démocratie à tous les niveaux, ce qui serait favorable aux sociétés de personnes, associant les différentes parties prenantes intéressées à leur activité. Un tel programme fait écho aux préoccupations de nombreuses structures qui revendiquent leur appartenance à l’économie sociale et solidaire. De même, une telle société encouragerait un nouvel équilibre entre travail salarié – dans un cadre marchand ou non marchand –, activité bénévole et travail domestique, ce qui constitue, là encore, une évolution en phase avec les préoccupations affichées par une partie des organisations de l’économie sociale et solidaire. Reste à mesurer à quelles conditions et avec quelles limites l’ESS peut contribuer à aller dans cette voie.

Adopter une gouvernance réellement démocratique 

La gouvernance démocratique des organisations de l’économie sociale et solidaire a d’abord pour objet d’assurer la pérennité de leur objet social et, en pratique, la reproduction du groupe qui l’incarne. Chaque famille de l’économie sociale et solidaire, selon son statut, donne le pouvoir à une catégorie spécifique d’acteurs : bénévoles dans les associations, adhérents dans les mutuelles, sociétaires ou associés dans les coopératives… Il serait donc souhaitable d’aller vers des modèles de gouvernance associant les différentes parties prenantes en due proportion de leur intérêt, afin de donner plus d’épaisseur à la vie démocratique. Les organisations de l’économie sociale et solidaire affirment, en règle générale, inscrire leur projet dans une démarche d’intérêt général, audelà des intérêts particuliers de leurs adhérents, sociétaires ou associés. En pratique, néanmoins, la majorité des dirigeants du secteur refuse aujourd’hui toute ouverture des structures de gouvernance à des administrateurs extérieurs qui viendraient brider leur autonomie. Ce refus est légitime : l’économie sociale et solidaire n’a pas à s’aligner sur les normes des sociétés de statut capitaliste, qui n’ont pas la même exigence démocratique. Pour autant, il ne serait pas inutile, au nom même de cette exigence, d’apporter un peu de diversité au sein des organes de gouvernance, même si ce principe doit se décliner différemment selon les organisations et les statuts.

Contribuer à des nouvelles façons de satisfaire le besoin

L’ESS « réellement existante », parce qu’elle est profondément encastrée dans notre société, ne constitue pas en tant que telle un laboratoire des transformations souhaitables de notre modèle économique. Si la logique de l’économie sociale – non lucrativité, gouvernance démocratique – a vocation à s’étendre, et notamment à « contaminer » le mode de fonctionnement de toutes les entreprises, il nous faut penser les transformations de notre société en allant au-delà du statut des entreprises, de leur mode de gouvernance, en plaçant en haut de l’agenda les besoins à satisfaire et la définition des nouveaux modes d’organisation sociotechniques à développer pour rendre cette satisfaction soutenable. En résumé, il s’agit de produire, de consommer, de décider « autrement », comme l’affirment les Etats généraux de l’économie sociale et solidaire. Une belle formule, qui laisse cependant en grande partie ouverte la question de savoir en quoi consiste concrètement cet « autrement » auquel les « cahiers d’espérance » rassemblés à cette occasion n’apportent que des réponses parcellaires, au-delà de justes constats et de proclamations qu’on ne peut que partager.

L’enjeu est donc de penser désormais des manières de financer, de produire, de nourrir, de loger, de former, de soigner, de distraire, de déplacer de manière soutenable les dix milliards d’hommes que notre petite planète va compter demain. Les organisations actuelles de l’économie sociale et solidaire ne détiennent qu’une part réduite de l’expertise requise pour mettre en oeuvre de nouvelles filières productives et ne sont qu’une partie de la solution, en termes de dynamique sociale et politique.

Tout l’enjeu, face aux logiques dominantes, est de se montrer capable de réaliser un travail d’ingénierie sociotechnique simultanée, qui pense conjointement l’analyse des besoins à satisfaire, les biens et services qui peuvent y répondre, et les modes d’organisation à même de les délivrer, le tout de manière soutenable et démocratique.

Si de nombreuses initiatives existent, elles demeurent cependant marginales, quand on mesure leur impact sur l’emploi secteur par secteur. Leur influence réelle s’exprime plutôt à travers les transformations des modes de vie, de production et de consommation qu’elles engendrent, qui ont vocation à transcender les nomenclatures existantes (Ex : circuits courts, monnaies complémentaires, etc.)

Développer des logistiques coopératives au-delà du marché 

Sans préjuger de l’avenir, on peut espérer voir les collectivités territoriales jouer un rôle croissant dans l’organisation ou le soutien à la production de biens et services dans de nombreux domaines essentiels à la cohésion sociale, à la qualité de vie : éducation, culture, santé, accueil de la petite enfance, aide et soins aux personnes en situation de dépendance, énergie, alimentation, mobilité, culture, loisirs, etc.

Reste à donner un contenu concret à ces initiatives pour qu’elles ne se limitent pas à une affirmation politique mais prennent un sens concret.

Tout l’enjeu est aussi d’associer à ces initiatives des acteurs qui ne relèvent pas nécessairement de l’ESS. Car la spécialisation sectorielle de celle-ci limite sa capacité à proposer une offre suffisamment diverse de biens et services pour servir de substrat à un système d’échange local. Les promoteurs de monnaie complémentaire ne s’y trompent pas comme on peut le constater à Toulouse, avec le Sol Violette, qui associe nombre d’artisans et commerçants hors du champ ESS avec le soutien de la collectivité qui abonde d’un pourcentage réduit mais significatif (2 %) la conversion d’euros en Sols Violette, nécessairement dépensés auprès d’acteurs de l’agglomération.

Il ne faut cependant pas sous-estimer l’efficacité relative du marché comme forme d’organisation des relations entre acteurs économiques, ni la plasticité des sociétés de capitaux toujours prêtes à s’investir sur de nouveaux marchés pour trouver des opportunités de croissance. Si la volonté de récupération déjà signalée plus haut existe, il ne faut pas pour autant diaboliser les nombreux entrepreneurs individuels qui développent des activités sous forme de sociétés de capitaux dans les secteurs où l’ESS est présente, tout en partageant certaines de ses valeurs, sans juger légitime d’abandonner le contrôle de leur projet. La place dont bénéficiera l’économie sociale et solidaire demain dépendra donc en grande partie de sa capacité à se montrer aussi efficace que le secteur privé tout en se différenciant par son utilité sociale particulière, et sa capacité à faire coopérer différents acteurs sur des modes alternatifs pour proposer des biens et services de meilleur rapport qualité/coût. C’est à cette condition qu’elle pourra aussi justifier l’existence de dispositifs permettant à ses porteurs de projet d’accéder à des financements spécifiques.

Commenté [AS11]: Exemples : Les sociétés de capitaux sont d’ores et déjà fortement présentes dans les services à la personne (Ex : Shiva), la gestion de maisons de retraite (Ex : Colisée Patrimoine Group de Bordeaux, qui embauche des salariés issus de parcours d’insertion en accord avec le Secours catholique dans ses EHPAD), l’accueil des jeunes enfants (Ex : Babilou), l’hospitalisation privée (Ex : Générale de santé), les énergies renouvelables (Ex : Valorem), les nouvelles mobilités (Ex : Bolloré, Jean-Claude Decaux) ou les échanges du biens et services entre ménages (Ex : Au bon coin) et la grande distribution joue désormais la carte de la proximité !

Réguler l’ensemble du système économique 

La juxtaposition des démocraties parcellaires que constituent les organisations de l’ESS contribue-t-elle enfin à démocratiser l’ensemble de l’économie et de la société ? Oui, en ce sens qu’elle produit de la diversité, du pluralisme, et diminue le poids relatif – et donc la capacité d’influence – du secteur capitaliste. Oui, car elle concrétise la volonté de nombreux citoyens de faire pénétrer la citoyenneté dans l’univers de l’économie, notamment via le développement d’activités bénévoles. Oui, dans la mesure où de nombreuses structures de l’ESS contribue sur le terrain à répondre aux questions qui sont au coeur du débat public en matière économique et sociale – chômage de masse, inégalités, protection sociale, crise écologique, conséquences de la mondialisation sur l’emploi, etc.

En revanche, l’hétérogénéité de l’ESS « réelle » limite sa capacité à porter une vision commune de l’intérêt général de la société. Or, les défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui appellent aussi des réponses au niveau central, sur les plans de la régulation macroéconomique et de la politique de l’emploi, de la définition des normes encadrant les marchés, des politiques fiscales et sociales. Autant de dossiers essentiels, au coeur du débat démocratique sur l’économie, et sur lesquels l’économie sociale et solidaire n’a pas de discours unifié.

Plus fondamentalement, les organisations de l’ESS n’ont pas vocation à occuper l’ensemble du champ économique. Un tel scénario n’est ni probable, ni souhaitable. Le rêve d’une coopération universelle qui viendrait se substituer totalement au marché tout en rendant l’Etat superflu reformule la promesse communiste d’hier et porte en germe les mêmes dérives liberticides. L’ESS fait sens tant qu’elle est issue d’initiatives décentralisées, portées par les multiples groupes et communautés qui composent la société. Elle fait sens tant qu’elle concrétise un désir partagé de faire et non un acte de soumission à une norme imposée par une autorité supérieure. Et c’est aussi longtemps qu’elle porte des valeurs d’autonomie, de coopération librement choisie qu’elle peut faire envie, et s’étendre.

Sur ces bases, la simple juxtaposition de structures micro-économiques gérées démocratiquement ne peut suffire à apporter une solution à la question démocratique au niveau de la société toute entière. Certains acteurs de l’ESS contribuent cependant à faire émerger ça et là, notamment à l’échelle des territoires, des relations nouvelles entre acteurs. Ces relations entendent limiter la place du marché au profit de formes d’échange et de coopération qui valorisent le lien social et sortent de l’abstraction de l’échange monétaire standard. Ces solutions ont vocation à s’étendre. Mais si l’on admet également que les libertés économiques associées au marché sont un élément essentiel des libertés politiques, la question demeure posée de la place de l’ESS au sein d’une économie structurée par l’articulation entre le marché, outil d’expression de l’autonomie et de la liberté des agents économiques privés, et la puissance publique, garante de l’intérêt collectif et de la cohésion sociale. Dans cette perspective, les acteurs de l’ESS qui aspirent à une économie démocratique et soutenable doivent aussi contribuer, en alliance avec d’autres acteurs, à l’évolution du cadre conventionnel et institutionnel dans lequel fonctionnent le marché et la puissance publique.