Limites
Un des freins majeurs au développement et à la diversification de l’économie sociale et solidaire hors de ses secteurs historiques : précisément parce qu’ils sont animés par des motivations essentiellement altruistes, les entrepreneurs de l’ESS se désintéressent d’un grand nombre d’activités. Répondre à des besoins sociaux incontestables est la première motivation des entrepreneurs sociaux et solidaires. Si l’économie sociale et solidaire est peu présente dans l’industrie, cela ne tient donc pas principalement au fait que les procédés y mobilisent de grandes quantités de capitaux, même si c’est là un obstacle réel au développement des coopératives.
Un frein potentiel à l’accroissement d’une OESS : La plupart des entrepreneurs sociaux et solidaires ne cherchent pas à faire croître leur organisation, une fois atteint leur objectif de départ. Ce que certains verront comme un défaut est sans doute leur plus grande vertu : les entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire – mais c’est aussi le cas de la plupart des patrons de PME – ont un comportement différent de celui du capitaliste quand celui-ci n’a plus pour objectif que d’accumuler de l’argent, de la richesse sous sa forme abstraite. Ils aspirent à bien vivre, à être justement récompensés de son travail, hors de tout esprit sacrificiel. Ce mélange de goût d’entreprendre, de volonté d’être utile et d’hédonisme tempéré fonde une sorte de « sobriété entrepreneuriale volontaire », qui rend l’économie sociale et solidaire potentiellement compatible avec la quête d’une économie soutenable qui ne sacrifierait pas le bien-être des uns pour augmenter celui des autres.
L’expansion des OESS se fait le plus souvent dans les limites strictes du secteur d’activité initial, ou selon une logique de complémentarité stratégique qui revêt souvent un caractère défensif. D’où ce paradoxe qui voit des organisations sans but lucratif adopté des stratégies de « concentration sur leur métier » proches de celles en vogue chez leurs concurrentes du secteur capitaliste. Le fait que la plupart des organisations de l’économie sociale et solidaire aient été créées en suivant une fin particulière. Les adhérents et sociétaires des mutuelles estiment le plus souvent que la croissance n’est légitime qu’aussi longtemps qu’elle permet d’améliorer les prestations ou de diminuer leur coût. En revanche, ils ne voient pas la nécessité de dégager des excédents permettant d’investir, de se diversifier dans d’autres activités ou de se développer à l’étranger. La taille est pourtant une condition pour réussir à devenir un assureur proactif, notamment si l’on veut disposer d’une présence territoriale et d’un rapport de forces qui rend possible une stratégie de conventionnement des producteurs de soins.
Le fait même que les organisations de l’économie sociale et solidaire poursuivent toutes un but particulier concret et non une finalité générale abstraite – gagner de l’argent –, limite donc mécaniquement leur propension à se diffuser dans l’ensemble de l’économie.
Commenté [AS9]: Exemple : La Macif est parvenue à migrer de l’assurance automobile-risques divers, vers l’assurance-vie puis vers la complémentaire santé sous forme assurantielle ou via Macif-mutualité, ou encore dans les services à la personne. La diversification prend ici la forme d’une adaptation à l’évolution stratégique du métier d’origine, qui migre d’un métier d’assureur dommage, à une réponse globale aux besoins de services et de sécurité des personnes tout au long de la vie.
En effet, les activités nouvelles émergent plus facilement dans un environnement préexistant, au sein d’un « écosystème social et solidaire » formé autour d’un ou de plusieurs besoins sociaux. Le choix de fournisseurs, de sous-traitants sociaux et solidaires par les entreprises du secteur et/ou par les collectivités territoriales peut alors jouer un grand rôle dans le développement des organisations sociales et solidaires, soit en substitution d’autres fournisseurs, soit en développant de nouvelles offres qui concourent au développement du tissu d’activités sociales et solidaires.
Commenté [AS10]: Un exemple concret : une collectivité locale aide à la création d’une auto-école sociale pour appuyer une entreprise d’insertion qui souhaite se diversifier dans le transport de marchandises de proximité
Dès lors que les organisations de l’économie sociale et solidaire sont des sociétés de personnes, toute croissance externe, comme toute internationalisation, y compris dans la même activité, devient rapidement problématique. Au-delà du caractère soit inexistant, soit peu opérationnel des statuts européens d’entreprise sociale et solidaire, ces organisations sont confrontées à deux évolutions possibles : ou bien l’organisation mère choisit d’essaimer de manière désintéressée, en mettant ses savoir-faire et compétences au service des autres – comme l’ont fait par exemple la Macif et la Maif lors de la création de la Mutuelle des motards, en réponse à l’appel de la Fédération des motards en colère –, ou bien elle s’étend en créant ou en rachetant des filiales maintenues sous statut capitaliste et dont elle devient actionnaire unique ou majoritaire – si tant est qu’elle parvient à mobiliser les capitaux nécessaires, comme l’on fait Chèque Déjeuner ou la coopérative Mondragon.
La première solution n’est que rarement mise en oeuvre compte tenu de l’altruisme qu’elle implique : elle revient à porter sur les fonts baptismaux une structure qui a vocation à devenir indépendante voire à terme concurrente. Inversement, la seconde, quand elle prend de l’ampleur, réduit le champ de la gouvernance démocratique au seul groupe initial ce qui finit par en restreindre la légitimité.
Au-delà du problème de la diversification des activités, les entrepreneurs sociaux et solidaires ne parviennent pas toujours à défendre les positions acquises dans leur propre métier. Le recul de l’économie sociale et solidaire dans des secteurs où elle aurait pu être gagnante comme la distribution (hors commerce associé) ou le tourisme (avec le recul du tourisme social) s’explique ainsi pour partie par l’incapacité des équipes dirigeantes à s’adapter aux changements de l’environnement. La grande stabilité de la gouvernance qu’assure la démocratie mutualiste et coopérative a pu alors contribuer à conduire certaines structures à leur perte.
Dans l’ensemble, les organisations de l’ESS proposent des conditions de travail et de rémunération assez voisines de celles observées dans les autres entreprises, le marché du travail jouant son rôle harmonisateur : l’économie sociale et solidaire n’échappe pas aux contraintes de la concurrence, y compris dans le recrutement de son personnel.
Si l’OESS peut apparaître comme une alternative aux sociétés de capitaux, en raison de sa non-lucrativité, elle ne se distingue pas fondamentalement des autres organisations sur le plan du rapport salarial : les organisations de l’économie sociale et solidaire embauchent, licencient, négocient salaires et conditions de travail et s’efforcent de dégager des excédents, gage de pérennité de la structure. Là où les directions s’efforcent réellement de mettre en oeuvre un management participatif, respectueux des personnes, donnant à tous un large accès à l’information, et à la formation, les salariés font souvent preuve d’une
forte implication et d’une grande loyauté envers la structure qui les emploie, ce qui se révèle un puissant facteur d’efficacité. Mais cette règle connaît des exceptions : on rencontre de nombreuses organisations de l’ESS où les formes de régulation salariale ne sont pas meilleures que dans le secteur privé capitaliste.
Le secteur associatif offre des conditions d’emploi bien plus hétérogènes que dans les entreprises capitalistes : nombre de petites associations, aux moyens limités, proposent des emplois qui associent souvent précarité, temps partiel non choisi et faibles rémunérations et où le bénévolat des uns vient parfois justifier les heures supplémentaires non rémunérées des autres... les chiffres en attestent : les 1 802 000 emplois du secteur associatif ne représentent que 1 477 000 emplois en équivalent plein temps. Une meilleure association – le mot n’est pas choisi par hasard – de salariés à la gouvernance permettrait d’assurer à la fois une meilleure protection et un plus fort engagement des salariés. Mais inversement, dans certaines structures associatives, la captation du pouvoir par les salariés peut parfois contribuer à rendre ces organisations peu compétitives dans un secteur où les des donneurs d’ordre publics recherchent le meilleur rapport services/coût.
Le dernier obstacle endogène – et non le moindre – au développement de l’économie sociale et solidaire est le nombre insuffisant de porteurs de projet. Deux raisons au moins peuvent être invoquées pour l’expliquer.
Premièrement, si de nombreuses personnes ont un fort goût d’entreprendre et d’autres un grand sens de l’intérêt général, les deux qualités ne se rencontrent pas nécessairement chez les mêmes personnes. Une large partie des personnes qui déclare leur intérêt pour l’économie sociale et solidaire préfère travailler comme salariés dans les structures existantes ou travailler dans les structures parapubliques ou professionnelles qui concourent à son développement, plutôt que de se lancer dans l’aventure d’un projet de création.
La seconde raison : l’entrepreneur social et solidaire évite de nombreux secteurs pour des raisons qui tiennent à sa perception de leur faible utilité sociale, ou encore aux conditions de travail ou de rémunération qui les caractérisent, ou enfin au volume de capitaux qu’il faudrait mobiliser. Historiquement, l’économie sociale et solidaire est parvenue à prospérer dans des secteurs où les barrières à l’entrée sont désormais extrêmement hautes pour des raisons économiques ou réglementaires (banque, assurance, etc.). Dans d’autres, à l’inverse, il demeure aisé d’être nouvel entrant, mais le développement de l’activité suppose de parvenir à mobiliser des soutiens publics (secteur social, culturel, sportif, etc.). Comme nous l’avons noté plus haut, la très forte corrélation entre le niveau des prélèvements obligatoires et le développement de l’emploi dans l’économie sociale et solidaire s’observe également au niveau de la création d’activités : pas facile de créer de nouveaux services SS quand les subventions se font rares !